GRÈCE ANTIQUE - Langue et littérature

GRÈCE ANTIQUE - Langue et littérature
GRÈCE ANTIQUE - Langue et littérature

Si abondante qu’elle soit par les œuvres conservées, si étendue qu’elle ait été dans le temps, puisqu’elle s’étale du VIIIe siècle avant J.-C. au VIe siècle de notre ère, la littérature grecque ancienne s’est concentrée essentiellement – à une exception majeure près, celle d’Homère – sur une courte période, le Ve siècle avant J.-C., et sur la seule terre privilégiée de l’Attique: c’est là, et alors, que naissent la plupart des chefs-d’œuvre; après une brève floraison, presque tous les genres s’y épuisent. Certes, en ondes concentriques, l’écho s’en répercute bien au-delà des murs d’Athènes et du siècle de Périclès, jusque dans la littérature latine d’abord, jusque dans une bonne partie de la littérature occidentale ensuite; mais l’important a été dit. Le succès de cette littérature s’explique avant tout par l’intérêt qu’elle a porté à l’homme et au sens de sa destinée. Si elle n’a pas résolu toutes les questions, du moins les a-t-elle presque toujours posées correctement. Mais son rationalisme l’a poussée à idéaliser certains aspects essentiels de l’être humain, tandis qu’elle négligeait l’importance des sentiments individuels. Ombres sans doute, mais surtout lumières d’un des moments les plus exaltants de l’histoire de l’humanité. Deux mouvements complémentaires y évoluent parallèlement: d’une part, la poésie, recherchée dans sa langue et étroitement subordonnée dans sa forme à la musique, dont hélas! on ne perçoit presque rien; de l’autre, la prose, faite pour être lue – et goûtée – à voix haute. Mais, en toutes deux, l’art se veut présent.

La langue grecque est une langue indo-européenne, c’est-à-dire qu’elle appartient à ce grand groupe de parlers qui s’étend du sanskrit à l’irlandais, en comprenant la plupart des idiomes d’Europe, notamment l’italique (avec le latin), les langues slaves et les langues germaniques. Les peuples qui parlaient le grec vinrent du Nord et firent leur apparition dans l’histoire au cours du IIe millénaire. Ils durent trouver sur place une autre population, à laquelle ils empruntèrent un certain nombre de mots, qui ne sont pas indo-européens: de ce nombre furent surtout des mots concrets, correspondant à des réalités sans doute nouvelles pour eux – comme la mer ou l’olivier; mais ces emprunts furent très limités.

Notre connaissance de cette langue remonte à une date fort ancienne. En effet, grâce à une découverte remarquable, qui eut lieu en 1953, on déchiffre aujourd’hui des documents écrits en grec dont les plus anciens appartiennent au IIe millénaire. On ignorait jusque-là leur contenu; car ces documents, qui sont des tablettes d’argile trouvées dans les restes des anciens palais mycéniens, utilisent un syllabaire que personne ne savait lire et qui, au reste, s’adapte mal au grec (entre autres, il n’a pas la possibilité de noter les finales, si importantes dans la langue à flexion qu’est le grec): le mérite revient à Michael Ventris et John Chadwick d’être arrivés, en se fondant sur l’hypothèse qu’il s’agissait de grec, à percer le mystère de ce syllabaire et à livrer ainsi aux savants des données toutes neuves sur le grec le plus archaïque.

Ce premier système de notation du grec ne devait pas être très employé; et il disparut avec la civilisation mycénienne. Après une période sombre, où l’écriture ne se pratiquait plus, les Grecs se donnèrent un alphabet adapté du phénicien – et encore en usage aujourd’hui. Les premiers témoignages de l’emploi de cet alphabet semblent remonter au milieu du VIIIe siècle avant J.-C.

Dans l’intervalle, la langue grecque avait vécu, s’était épanouie: les premiers textes littéraires grecs que nous possédions – à savoir les deux épopées homériques que sont L’Iliade et L’Odyssée – surgissent soudain du silence comme l’aboutissement d’une forme déjà raffinée de culture.

1. La langue

Évolution

La langue d’Homère est, d’emblée, une langue littéraire. Elle est moulée dans une forme poétique, elle respecte une tradition et elle présente un mélange d’éléments qui lui est propre.

En elle-même, d’abord, elle porte le témoignage d’une histoire: la grammaire et la métrique ont conservé, dans les formules, la trace d’états antérieurs, qui survivent obstinément sous les déformations de la graphie ou de la morphologie.

En même temps, elle combine avec une apparente liberté des formes de plusieurs dialectes.

En effet, le grec semble s’être présenté dès l’origine sous des aspects divers correspondant aux divers groupes de peuplement. On distingue ainsi quatre familles principales de dialectes: l’arcado-cypriote et l’éolien sont plus intéressants pour les linguistes que pour ceux qui s’occupent de littérature grecque; pour ces derniers, le groupe de beaucoup le plus important est l’ionien-attique, dont on ne peut d’ailleurs pas séparer, à cet égard, le quatrième groupe, celui des parlers occidentaux, ou doriens. Les Grecs, en effet, se comprenaient entre eux. Et les formes dialectales, en littérature, devaient rester liées aux genres qu’elles avaient d’abord nourris: l’épopée emploie essentiellement l’ionien; les chœurs religieux, en revanche, s’étaient développés chez les Doriens; et, quand un auteur attique écrivait une tragédie (en langue attique), il employait volontiers des formes doriennes dans les parties chantées. La langue de la tragédie est donc, en un sens, une langue composite, comme était déjà celle d’Homère.

Pourtant le grec tendait à s’unifier. Il y eut d’abord ce que l’on pourrait appeler le rayonnement du dialecte attique – ce rayonnement qui commença avec l’essor politique d’Athènes et se traduisit, aux Ve et IVe siècles avant J.-C., par une production littéraire sans pareille.

Après la faillite des cités, après les conquêtes d’Alexandre, il y eut l’adoption d’une «langue commune», la 礼晴益兀. Cette langue commune était assez proche de l’attique, mais ce n’était pas l’attique (dont bien des écrivains gardèrent la nostalgie). Elle devait survivre jusqu’à la fin de l’époque byzantine. On peut même dire qu’elle vit encore, car c’est d’elle que sont sorties les deux formes du grec moderne: la langue «démotique», ou populaire, résulte des transformations naturelles que subit peu à peu la 礼晴益兀 au cours de l’histoire; la langue «puriste», qui devint la langue officielle de la nouvelle Grèce, cherche à rester plus fidèle au modèle ancien, mais présente la faiblesse de ne plus avoir de racines vivantes dans la vie quotidienne. Quoi qu’il en soit, si la prononciation du grec s’est profondément modifiée, si la grammaire s’est simplifiée, si le vocabulaire s’est renouvelé, le grec reste bien la même langue: si une personne habituée à lire le grec ancien ne comprend pas un mot de ce que les gens lui disent dans les rues d’Athènes, elle lit sans grande difficulté le journal.

L’histoire de cette langue est donc longue et suppose, à chaque instant, une assez grande variété. Il n’en reste pas moins vrai que le principal foyer de rayonnement du grec reste l’Athènes des Ve et IVe siècles. En tout cas, les Athéniens d’alors, dans un effort ardent et conscient, s’employèrent à donner à leur langue toute la rigueur dont, par nature, elle était capable. Les concours de tragédie et de comédie, les exposés et les débats des sophistes ou des maîtres de rhétorique, les discours des orateurs, tout était pour eux occasion d’affiner et de préciser leur langage. Et c’est entre leurs mains que le grec, qui était déjà une langue de poètes, devint, grâce aux ressources de son vocabulaire et de sa syntaxe, la langue privilégiée de l’analyse intellectuelle.

Vocabulaire

Dans le mode de formation des mots, deux traits peuvent expliquer que le grec ait été à la fois une langue de poètes et une langue d’analyse: le procédé de la composition servait surtout la première fonction, le système des suffixes devint le moyen le plus décisif de satisfaire à la seconde.

Le procédé de la composition

Le recours aux mots composés existe dans la plupart des langues: le grec, langue littéraire, et surtout le grec poétique, emploie ces mots avec une fréquence et une liberté exceptionnelles. Homère les pratiquait déjà; Pindare et Eschyle les ont pratiqués plus encore. Ce sont souvent des mots rares, dont nous ne connaissons qu’un exemple; et il semble qu’en bien des cas, le poète les ait forgés lui-même. Aristophane, dans Les Grenouilles , se moque des grands mots composés d’Eschyle et invente pour le définir deux composés sur mesure: «bavard-que-rien-ne-déconcerte» et «fagoteur-de-mots-pompeux». Mais ces composés, où des racines se heurtent et se combinent directement, sont aussi ce qui fait l’éclat du style poétique grec. Cassandre, devant le palais d’Agamemnon, dit qu’il est «complice de crimes sans nombre, de meurtres qui ont fait couler le sang d’un frère, de têtes coupées... un abattoir humain au sol trempé de sang»; or, ces vingt-sept mots français traduisent huit mots grecs, dont la plupart ne sont pas attestés ailleurs. Leur rareté et le raccourci qu’ils impliquent donnent au texte une force qu’aucune traduction ne peut rendre.

Cette même facilité dans la création des mots composés peut d’ailleurs être utilisée à des fins plus rationnelles: elle sert alors à constituer des séries, que le langage courant fait siennes et qui permettent des contrastes clairs. Dans le grec courant, les mots commençant par 﨎羽- («bien»), 神礼凞羽-(«nombreux»), 﨏晴凞礼- («qui aime»), s’opposent respectivement à ceux qui commencent par 嗀羽靖- («mauvais»), 礼凞晴塚礼- («peu nombreux»), 猪晴靖礼- («qui hait»). Ces composés sont si clairs, si commodes que l’on en forge encore sur ce modèle dans les langues modernes. En grec, il en existait à foison; et chacun pouvait créer celui dont il avait besoin, pour rendre un contraste plus rigoureux ou une nuance plus exacte.

Il faut ajouter à cela que presque toutes les prépositions pouvaient se souder à un verbe (ou bien au substantif correspondant) de manière à lui donner une gamme de sens divers. L’usage courant montre comment, selon le «préverbe» ajouté au verbe, le mot signifiant «voir» se met à vouloir dire, par exemple: «voir ensemble, d’un seul coup d’œil», ou bien «voir de haut, mépriser», ou bien «regarder autour, être indifférent», ou bien «voir à travers, discerner», ou bien «regarder en dessous, se méfier», ou bien «regarder à côté, ne pas remarquer». Le choix des sens est si large que chaque nuance peut être exprimée; et la composition du mot reste si transparente que la valeur originelle y reste clairement lisible.

Le jeu des suffixes

Mais, d’autre part, si le procédé de la composition fait ainsi varier le début des mots, leur fin contribue également à préciser le sens, par l’emploi de divers suffixes.

Il existe des suffixes verbaux, qui marquent, par exemple, un état, une action à ses débuts, ou à l’état de désir: en général, ils contribuent à fixer un aspect de l’action plus qu’ils ne constituent des systèmes contrastés. En revanche, les suffixes employés dans la formation des noms et des adjectifs sont souvent utilisés pour préciser des nuances à l’intérieur d’un même système.

L’exemple le plus classique est celui des suffixes en - 靖晴﨟 et en - 猪見: le mot en - 靖晴﨟 marque l’action exprimée par le verbe correspondant, le mot en - 猪見 s’emploie pour désigner son résultat. Or il est bien évident que d’autres peuples et d’autres langues sont capables de distinguer entre une action et son résultat; mais, en grec, cette distinction est immédiatement sensible dans la structure même du mot, et ne peut être perdue de vue.

Soit, par exemple, le verbe 﨑精見靖見晴, signifiant «acquérir»; il a donné en grec deux substantifs simples: 精兀靖晴﨟, qui signifie «le fait d’acquérir», et 精兀猪見, qui signifie «ce que l’on a acquis». Le français peut, s’il le veut, exprimer cette distinction: mais, dans la pratique, il ne le fait pas; il dit le plus souvent «acquisition» dans un cas comme dans l’autre, encore qu’il dispose de deux mots correspondant à 精兀猪見: l’acquis , et les acquêts. De même, du verbe 神礼晴﨎晴益 («créer») sont nés deux substantifs simples: 神礼晴兀靖晴﨟, «le fait de fabriquer ou de créer», et 神礼晴兀猪見, «ce que l’on a fabriqué ou créé». Le français a gardé les deux mots, mais la distinction s’est usée, brouillée; l’on emploie même une poésie comme synonyme de un poème .

Naturellement, ce jeu de suffixes devint particulièrement précieux aux Athéniens du Ve siècle quand, sous l’influence des sophistes, ils cherchèrent à définir des notions avec une rigueur accrue. Les mots en - 靖晴﨟, entre autres, furent alors recherchés et multipliés.

Au reste, le grec avait bien d’autres moyens de rendre une idée abstraite: il les a tous pratiqués et a légué ses habitudes à des générations de philosophes. Il avait ainsi le suffixe - 礼精兀﨟 pour désigner une qualité: l’ 晴靖礼精兀﨟, ou «égalité», est ainsi la qualité de ce qui est 晴靖礼﨟, «égal». Mais Aristote parle bravement de 神精﨎福礼精兀﨟 ou de 神礼嗀礼精兀﨟 pour le fait d’avoir des ailes ou bien des pieds: on ne fournit pas impunément aux philosophes un outil aussi commode! De même, le grec pouvait exprimer l’abstrait en employant soit l’infinitif substantivé, soit le participe substantivé. Thucydide le fait constamment. Or, là aussi, les philosophes, quand ils parlent de «l’être» et de «l’étant», n’ont fait en somme qu’imiter le grec. La différence est que le français n’était pas normalement équipé pour rendre de telles valeurs, qui étaient, en grec, insérées dans l’usage courant et dans la langue la plus simple.

On pourrait citer de même des suffixes d’adjectifs, aux valeurs précises et claires. En tout cas, il en est un qui illustre bien ce goût de l’ordre dans les idées qui était naturel au grec et que la civilisation athénienne a porté à son apogée: c’est le suffixe - 晴礼﨟 qui, comme l’a montré une étude de P. Chantraine, marquait l’appartenance à un groupe; par là, il était propre au classement; il devint bientôt un suffixe à la mode dans les milieux intellectuels et un outil pour philosophes; pour une dizaine d’exemples chez Eschyle ou chez Sophocle, on en a vingt chez Euripide et trois cent cinquante chez Platon, dont deux cent cinquante ne sont pas attestés avant lui.

Des composés éclatants d’Eschyle aux mots clairs et techniques de Platon, cela fait, à coup sûr, beaucoup d’innovations. Il ne faut cependant pas être trompé par ces cas limites. Ils montrent les possibilités de la langue et ses tendances internes; mais l’essentiel reste que, normalement, sans rien forcer ni compliquer, le grec ait pu rendre tant de nuances à l’aide de procédés si simples, et toujours si transparents.

Grammaire

La phrase, en grec, n’est pas moins souple. Langue à flexion (car il décline et il conjugue), le grec s’assure, en contrepartie de ses formes rigoureusement différenciées, une liberté presque entière dans l’ordre des mots. Un mot peut être lancé en tête, ou longtemps attendu et rejeté au vers suivant; il peut glisser dans un mouvement régulier, harmonieux, ou bien faire saillie à un endroit inattendu; il peut se heurter à un autre en un contraste suggestif, ou bien lui faire écho à une place parallèle, voire symétrique. Les poètes ont usé de cette liberté pour des effets de style; elle leur a aussi facilité l’application d’une prosodie assez rigoureuse, fondée sur la quantité des voyelles. Mais la même liberté a également servi les prosateurs, attachés à cerner une idée. La phrase grecque vit librement.

En revanche, elle peut marquer, outre les liens grammaticaux les plus ordinaires, quantité de nuances subtiles, à l’aide de la seule flexion.

Le grec dispose, en fait, d’un nombre de formes grammaticales assez grand, aux valeurs bien tranchées. Il a cinq cas et trois nombres (dont un, d’ailleurs, le duel, appliqué à deux choses ou deux personnes). Il a surtout des formes verbales, bien différenciées: il a trois voix (l’actif, le passif, le moyen); il a six modes (l’indicatif, le subjonctif, l’optatif, l’impératif, l’infinitif et le participe); il a, enfin, six temps (le présent, l’imparfait, le futur, l’aoriste, le parfait et le plus-que-parfait). Autrement dit, le grec possède une manière d’exprimer diverses valeurs qui sont inconnues aux langues de l’Europe contemporaine.

Dans les voix, la plus originale est le moyen, dont les formes se confondent à certains temps, avec celles du passif, d’ailleurs moins ancien que lui. Le moyen marque que le sujet est directement intéressé à l’action indiquée par le verbe: si羽諸 veut dire «je délie», la voix moyenne voudra dire «j’accomplis l’action de délier par rapport à moi-même ou pour moi-même», ou, comme disent les grammaires, «je délie pour moi». Nuance assez superflue en apparence, mais qui ouvre tout un registre de distinctions parfois importantes: un législateur «établit» une loi à l’actif, mais une cité «établit» une loi pour elle-même: la nuance peut fort bien valoir une révolution! Certains verbes, dont le sens implique la participation du sujet, n’ont d’ailleurs pas d’actif: ainsi le verbe 廓礼羽凞礼猪見晴, qui signifie «je veux».

Dans les temps, la liste indiquée suggère à elle seule que le passé des Grecs n’est point le passé de la langue française; et le fait est qu’au temps proprement dit, les Grecs joignent une notion d’aspect, qui ne nous est plus familière. L’aoriste marque ainsi l’antériorité, quand il est à l’indicatif; mais, aux autres modes, il ne dit que l’idée verbale, pure et simple. De même, une action passée, même indiquée comme passée, le sera de façon autre selon l’aspect considéré: si on la voit dans sa durée, on emploiera l’imparfait; si l’on est sensible plutôt à son caractère d’événement, on emploiera l’aoriste; mais si l’on porte l’attention sur son résultat encore présent, on emploiera le parfait. Le grec exprime donc, en plus du temps, les caractères mêmes de l’action envisagée. Et, tout comme certains verbes n’ont pas d’actif, il en est qui n’ont pas tel ou tel temps. «Être» est une notion qui ne peut être considérée au passé autrement que dans sa durée: il n’existe donc ni parfait ni aoriste du verbe 﨎晴益見晴, «être»; en bons philosophes qu’ils étaient, les Grecs employaient à ces temps un verbe qui désignait, non pas l’être, mais le devenir.

On n’en finirait pas d’énumérer toutes les ressources du grec. À titre d’exemple, il faut pourtant en citer une, qui est assez originale et qui caractérise assez bien l’aspect intellectuel des règles présidant à la syntaxe; le grec possède deux négations simples: la première ( 礼羽) est objective, elle nie un fait; la seconde ( 猪兀) est subjective, elle s’applique au domaine des souhaits ou des hypothèses.

Une syntaxe simple

Moyennant quoi la syntaxe grecque est très simple. Elle compte peu de ces règles plus ou moins mécaniques imposées par l’usage, comme on en trouve dans tant de langues: chaque cas, chaque temps, chaque mode ayant sa valeur, les diverses constructions s’emploient en fonction de la nuance à rendre. Veut-on exprimer une conséquence? la conjonction n’exige pas un mode déterminé; elle laisse le choix entre deux. Mais le choix n’est aucunement indifférent: on met l’indicatif si l’on veut marquer que la conséquence est ou sera réelle, l’infinitif si l’on considère plutôt qu’elle était ou sera possible. Dans un cas, la négation est naturellement 礼羽, dans l’autre elle est naturellement 猪兀. Tout cela est logique, déjà affiné, pas encore déformé; et l’on peut dire que la syntaxe grecque joue avec des sens aussi librement qu’un artiste avec des couleurs, mais de façon aussi rigoureuse qu’un savant avec des chiffres.

Cette variété même implique que la phrase, elle aussi, soit simple. Au début, il semble même que le grec ait peu pratiqué la subordination: les propositions étaient rangées les unes à côté des autres: c’est ce que les grammairiens appellent la parataxe. Puis le système de la phrase s’élargit et s’amplifia. Mais, même périodique, jamais la phrase grecque ne connut la complexité de la phrase latine. Plutôt que la complexité organique, le grec, en effet, recherche la pleine clarté de chaque élément à son tour. Et c’est ce qui lui a fait préférer aux subordinations trop savantes l’emploi de courtes propositions reliées entre elles par des particules de liaison.

Ces particules – qu’elles soient particules de liaison ou servent simplement à dégager une nuance de plus – sont peut-être le plus original de tous les instruments linguistiques dont disposait le grec et celui qui donne à la langue sa plus grande finesse. Ce sont de petits mots invariables, qui se mettent soit avec les premiers mots de la phrase, pour marquer le rapport qui la lie à la précédente (et toute phrase de prose en a nécessairement un), soit à côté d’un mot sur lequel on veut attirer l’attention: parfois ils lui ajoutent une nuance d’ironie, d’amertume, de passion; parfois ils mettent le mot, ou le groupe de mots, en parallèle avec un autre. Ils remplacent à la fois le geste des mains, l’inflexion de la voix, les pauses de la respiration. Ils donnent vie à la phrase. Et comme ces petits mots se combinent entre eux, se joignent, se multiplient, on conçoit assez tout ce qu’ils donnent d’acuité à l’expression de la pensée.

Une telle image de la langue grecque ne sous-entend pas seulement un certain fond linguistique propice à ces développements; elle implique tout un travail continu et parfois conscient de mise au point et d’élucidation. C’est la langue d’une civilisation fondée sur l’analyse et tendant à l’universel, la langue pour qui le mot礼塚礼﨟 est à la fois parole et raison.

2. La littérature

Poésie archaïque

Au commencement, il y eut Homère: tel fut, en général, l’avis des Anciens sur la genèse de leur littérature, tel était aussi jusqu’à une époque récente celui des Modernes; née de rien, la littérature grecque donnait le jour à un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, grâce à une série de recoupements, on s’accorde à dire qu’Homère, loin d’être le premier, est, sinon le dernier, du moins le plus illustre représentant d’une lignée d’aèdes itinérants, tel celui qu’il met lui-même en scène au livre VIII de L’Odyssée , Démodocos, qui, à la cour des Phéaciens, chante la querelle d’Achille et d’Ulysse et les amours d’Arès et d’Aphrodite. De plus, la récurrence dans l’œuvre homérique de formules stéréotypées, composées en une langue différente, la matière même des récits et les éléments de civilisation de loin antérieurs à l’époque de la rédaction des poèmes, tout cela prouve que l’auteur disposait d’un stock de sujets et d’expressions légué par une longue tradition orale. Enfin, le déchiffrement de tablettes «mycéniennes» a révélé la langue et le moment de civilisation où avaient pris naissance les récits qui allaient aboutir à L’Iliade et à L’Odyssée . Ainsi, la littérature grecque prend sa source non plus au VIIIe siècle où vécut Homère, mais dès le milieu du IIe millénaire avant notre ère. Il n’y a pas de génération spontanée, mais, sans pour autant dénier un rôle important à Homère lui-même, un développement long et enrichissant au cours des siècles.

Comme Démodocos, Homère chante dans L’Iliade une querelle d’Achille, celle qui l’oppose à Agamemnon, roi de Mycènes, lors du siège de Troie entrepris par une coalition de princes grecs. Achille, indigné d’une injustice commise à son égard, se retire sous sa tente; il ne reviendra au combat que pour venger la mort de son ami Patrocle et tuer Hector. À partir de ce mince épisode se déploie une vaste fresque où alternent les mêlées héroïques, auxquelles les dieux eux-mêmes ne dédaignent pas de participer, et des scènes familières, aussi bien dans l’Olympe que dans les deux camps.

Au thème de la guerre se rattache le thème des «retours»; celui d’Ulysse, on le sait, est le sujet de L’Odyssée . Plutôt que des combats, il vit des aventures plus merveilleuses qu’ épiques, où la magie, le fantastique, le bouffon même tiennent une place importante. Ces éléments ne vont pas sans impliquer un changement de ton dans la narration: ce n’est plus la geste où le héros met son idéal à se couvrir de gloire, dût une mort hâtive le frapper – tel Achille préférant une vie brève et glorieuse à une vieillesse obscure –, mais une suite de péripéties d’où le héros se tire toujours à son avantage grâce à son astuce et avec l’aide de la divinité.

Au total, ces deux œuvres, si elles n’échappent pas toujours à la monotonie et aux répétitions, présentent des personnages extrêmement vivants et nuancés dont les réactions tantôt frustes, tantôt raffinées, nous paraissent souvent profondément humaines. Quoi qu’il en soit, l’œuvre d’Homère est devenue pour tous les Grecs le texte de base, la bible à laquelle ils se réfèrent sans cesse; et, au bout de tant de siècles, quel potache, quel lecteur peut rester insensible à la violente altercation d’Achille et d’Agamemnon, aux adieux simples et émouvants d’Hector et d’Andromaque, aux retrouvailles d’Ulysse et de son vieux père, au spectacle d’Achille et de Priam pleurant de concert sur le cadavre d’Hector? Plus que dans les contes de fées de L’Odyssée , c’est dans L’Iliade surtout qu’apparaît pour la première fois le sens tragique de la destinée, lucidement acceptée par des hommes qui se savent pourtant les jouets de divinités aveugles ou partisanes.

À la même époque qu’Homère, poète ionien, apparaît en Béotie l’aède Hésiode, poète didactique qui, non content de classifier les généalogies des dieux dans La Théogonie , énonce à l’intention de son frère une série de sentences prosaïques sur les devoirs et travaux journaliers de la vie d’un petit paysan. Les formules et le mètre sont bien dans la tradition homérique, mais à l’idéal de gloire de l’épopée et aux aventures heureuses de L’Odyssée se substitue le goût du travail et de la vie humble dans le respect de la justice. L’univers d’Hésiode est ainsi plus limité, l’ampleur de son œuvre et de son talent aussi.

Mais désormais le branle est donné. De tous les coins du monde grec s’élèvent des chants poétiques; la métrique s’y affine, les sujets se diversifient et se personnalisent: à Sparte, exhortations au combat; ailleurs, critiques acerbes contre des gouvernants ou des rivaux, poésie civique ou morale, chansons à boire et poésie amoureuse. De cette abondance de sujets, on n’a guère conservé que des fragments et des noms d’auteurs. Plutôt que ceux d’Alcée, de Théognis ou d’Alcman, la postérité a retenu davantage celui de Sapho, la poétesse de Lesbos: sa sensibilité, ses accents passionnés même lui ont valu une place à part dans la poésie archaïque.

Lyrique chorale

Vers le début du Ve siècle, la littérature atteint son point culminant en Grèce continentale, et particulièrement à Athènes qui bénéficie, entre autres éléments, de la réputation que lui confère sa victoire dans les guerres médiques. Cependant, c’est en dehors de l’Attique, mais non sans rapport avec elle, que naît et se développe la lyrique chorale, dont Pindare et Bacchylide sont les plus illustres représentants. Leur œuvre conservée est surtout faite de cantates chantées à l’occasion des victoires remportées aux grands jeux panhelléniques, spécialement par des personnages de l’aristocratie tant thessalienne que sicilienne ou éginétique. Poèmes de circonstance, par conséquent, et œuvres de commande, qui se développent selon un schéma fixe: un mythe central est relié plus ou moins artificiellement à la victoire, qui est le sujet de l’introduction et de la conclusion. Dans ce cadre conventionnel, Pindare et, secondairement, son rival Bacchylide réussissent à donner la mesure de leur talent. C’est dans le traitement du mythe d’abord que, au-delà d’une dépendance fréquente vis-à-vis de leurs devanciers et notamment d’Homère, ils opèrent le choix d’un détail limité et le traitent dans un esprit nouveau; chez Pindare surtout se manifestent une volonté d’originalité dans le choix d’un épisode et le dessein de transformation en une mythologie où les dieux et les héros, débarrassés de leurs tares et de leurs excès, se révèlent plus conformes à un idéal humaniste. L’éloge du vainqueur offre encore davantage au poète l’occasion de développer ses conceptions propres sur l’homme, la vie et la poésie. Pindare, fier de sa vocation, en souligne à maintes reprises la valeur d’inspiration et n’hésite ni à proclamer son indépendance ni à critiquer de haut ses rivaux, lui, l’aigle, face à l’humble «rossignol de Céos», Bacchylide. C’est pourtant ce dernier qui, en 468, fut choisi de préférence à son orgueilleux rival pour chanter la victoire olympique au quadrige de Hiéron de Syracuse. C’est que la poésie de Pindare n’est une poésie ni simple ni accessible à tous, car la densité de l’expression est telle, telle l’accumulation des procédés poétiques au service d’une pensée allusive et supérieure, que le résultat en paraît souvent obscur et même hermétique. Malgré le caractère essentiellement cérébral de son message, en des formules souvent heureuses et qui nous émeuvent encore, il a su exprimer la fragilité du destin de l’homme, éphémère «rêve d’une ombre», l’impossibilité du bonheur assuré, la vanité de l’espérance, mais aussi la magie du verbe poétique. Plus modestement, Bacchylide s’intéresse aux circonstances concrètes de la victoire et, lorsque la réussite le couronne, il sait rendre hommage au talent de son adversaire vaincu, en imitant discrètement sa manière (épinicie 3). Tous deux se retrouvent d’accord dans l’éloge de la grandeur d’Athènes, et les dithyrambes 17 et 18 consacrés par Bacchylide au héros athénien par excellence, Thésée, sont sans doute la partie la plus belle de l’œuvre de Céos; et ce n’est probablement pas par hasard que le dithyrambe 18 a des allures de tragédie en miniature, genre qui, à ce moment, est traité exclusivement par les poètes athéniens.

Le théâtre

Issu des traditions populaires en relation avec le culte de Dionysos, le théâtre athénien naît et se développe à travers tout le Ve siècle, illustré d’abord par la tragédie, puis par la comédie dont l’évolution ne s’achèvera qu’à la fin du siècle suivant. Les représentations étaient organisées par la ville sous forme de concours, à l’occasion des dionysies – grandes et petites – et des lénéennes, au terme de processions en l’honneur de Dionysos (Bacchus). Très tôt, les sujets cessèrent d’être choisis dans la légende du dieu mais ils furent puisés dans le répertoire des légendes héroïques, presque toujours présentes dans l’œuvre homérique; parfois même, mais rarement, ils sont pris dans l’actualité, comme Les Perses d’Eschyle qui font écho à la victoire de Salamine.

Une tradition certainement apocryphe raconte que, le jour de cette bataille à laquelle participait Eschyle, le jeune Sophocle conduisit le péan de la victoire; ce jour-là aussi naquit Euripide. Cette légende, en réunissant les noms des trois grands poètes tragiques, non seulement résume toute l’histoire de la tragédie athénienne, mais suggère les différences qui les opposent: Eschyle, artisan de la victoire, a compris et exalté la grandeur d’Athènes et de ses citoyens, Sophocle a profité sans les comprendre des grandeurs du siècle de Périclès, Euripide en a vu les conséquences malheureuses et en a contesté les principes. L’univers d’Eschyle, en effet, exalte la dignité de l’homme, sans nier pour autant les droits de la divinité; entre les deux mondes, divin et humain, s’établit un équilibre de responsabilités, particulièrement dans le dénouement de L’Orestie , seule trilogie conservée dans sa totalité, où le tribunal des hommes, en accord avec l’avis des dieux, absout définitivement Oreste de son crime et brise la chaîne de l’antique «vendetta»: l’homme n’est plus l’esclave d’une fatalité aveugle ni d’une succession ininterrompue de conséquences tragiques, mais le maître de sa destinée dans l’hommage rendu à des dieux justes et bienveillants. Sophocle, lui, a davantage conscience du sens tragique du destin de l’homme; il met en scène un héros noble et irréprochable, entraîné sans le vouloir et même sans le savoir dans une suite de malheurs et devenant ainsi l’artisan de sa propre perte, tel Œdipe qui, en dépit des pressentiments, mène jusque dans ses conséquences les plus absurdes l’enquête qui doit finalement conclure à sa responsabilité et à son châtiment. À l’inverse, Euripide, imprégné de la sophistique, se révolte contre les dieux fauteurs des injustes maux qui accablent les hommes; loin d’admettre leurs prérogatives, il prône un monde humain débarrassé de leur présence et de leur action, et sauvé par la seule raison, plus d’une fois personnifiée par Thésée, roi exemplaire d’une Athènes nouvelle.

Mais les trois tragiques ne se différencient pas seulement quant à leur conception générale de la vie: chacun d’eux a aussi son style propre, sa technique. Aristophane les a le mieux perçus, lui qui, dans Les Grenouilles , oppose vivement les «vocables hauts comme des tours» d’Eschyle aux subtilités pointues d’Euripide, la majesté des personnages et la lenteur de l’intrigue chez le premier à la familiarité et à la facilité chez l’autre. Sophocle, négligé par le comique, mérite à tout le moins qu’on loue la clarté de sa langue et de son intrigue.

Aristophane ne s’est pas cantonné dans la seule critique littéraire. C’est toute la vie d’Athènes, pendant la seconde moitié du Ve siècle, qu’il caricature dans son théâtre: politique, morale, philosophie – comment ne pas citer Les Nuées qui donnent le premier portrait de Socrate? –, avec une verve et une bouffonnerie qui n’ont d’égales que son imagination délirante et la virtuosité de sa langue. Combien différente est, à cet égard, un siècle plus tard, la comédie «nouvelle» de Ménandre – mieux connue depuis d’heureuses découvertes papyrologiques – qui, dans la ligne d’Euripide, met en scène des petits bourgeois aux prises avec de petits problèmes dans une comédie de mœurs à l’intrigue simple, à la langue familière, truffée de citations et de sentences moralisantes.

La poésie alexandrine

La mort d’Alexandre, en 323, a bouleversé l’ancien monde grec. Athènes perd sa suprématie intellectuelle au profit d’une ville nouvelle fondée par le conquérant, Alexandrie, dont les premiers souverains, mécènes avant la lettre, favorisent les activités littéraires et scientifiques par l’établissement d’une bibliothèque qui sera rapidement la plus célèbre du monde grec et, surtout, par la création d’une institution de type nouveau, le musée, où viennent se grouper les plus illustres savants et poètes du moment. Indépendamment d’une abondante production scientifique qui s’y développe, la poésie bénéficie elle aussi de ce climat; mais, chose curieuse, les poètes, au lieu de viser à créer du nouveau, se bornent à reprendre à réélaborer les genres poétiques pratiqués par leurs prédécesseurs. On assiste ainsi à la reprise de la poésie épique (Apollonios de Rhodes), didactique (Aratos de Soles) et lyrique (Callimaque); seul, le théâtre paraît absent des recherches des poètes. Toutefois, les circonstances ayant changé – circonstances politiques, sociales, religieuses et morales –, le contenu et la forme des poèmes changent eux aussi: à la poésie spontanée des siècles antérieurs succède une poésie savante, raffinée, ciselée jusqu’à l’excès, sorte d’«art pour l’art» dont Callimaque apparaît comme le théoricien et le principal représentant. Ces recherches peuvent même aller jusqu’à l’obscurité voulue ou l’hermétisme d’un Lycophron, ou à l’inverse, jusqu’à la trivialité d’un Hérondas. Néanmoins, dans cette poésie qui refuse de rompre avec le passé s’insinue discrètement un esprit nouveau, l’intérêt pour l’être humain individualisé, pour ses sentiments personnels et son destin propre, qui se manifeste surtout dans les innombrables épigrammes – fictives ou non – dont la vogue se poursuivra longtemps dans le monde byzantin.

L’histoire

Dans la première moitié du Ve siècle avant notre ère, parallèlement aux diverses manifestations poétiques, apparaissent une nouvelle forme et un nouveau genre de littérature: la prose et l’histoire. En s’y illustrant, Hérodote a mérité le nom de «père de l’histoire». Non qu’il n’ait eu aucun prédécesseur, mais ces logographes, comme on les appelle, ne sont connus que très fragmentairement. Comme eux, Hérodote raconte l’histoire du monde connu: partant du règne et des conquêtes de Cyrus (559-529 av. J.-C.) et de ses successeurs, il débouche finalement sur l’histoire des guerres médiques qui consacrent la défaite des Perses en Occident et la gloire naissante d’Athènes. Hérodote a rassemblé la documentation nécessaire à la réalisation d’un si vaste dessein au cours de ses nombreux voyages et des enquêtes qu’il a menées personnellement sur les lieux des événements. C’est déjà une ébauche de recherche des sources et de critique du témoignage. Mais trop souvent l’auteur se laisse naïvement abuser et, plus encore, sans cesse distraire de son plan général par des digressions remplies d’anecdotes savoureuses, corrigées à l’occasion par un bon sens ou des dérobades qui cachent mal le plaisir que l’auteur éprouve à les narrer jusque dans les détails. Le style même, par ses répétitions, par les enchaînements laborieux d’une prose aux moyens rudimentaires, renforce encore chez le lecteur une impression générale de bonhomie et d’humour.

Mais le siècle de Périclès, issu des glorieuses guerres médiques, s’achève par l’interminable et funeste guerre du Péloponnèse (431-404). Dès le début des hostilités, l’historien Thucydide a entrepris, tâche audacieuse et nouvelle, de raconter la succession des événements. Ce conflit qui, à ses yeux, devait être le plus important de l’histoire du peuple grec, à en juger d’après tous les événements antérieurs qu’il résume dans L’Archéologie , il le conçoit sous le double aspect des faits et des paroles. Il expose les faits, dont il recherche les causes proches et lointaines, selon une méthode qu’il prend soin de définir lui-même (I, 22): s’il n’y a pas personnellement assisté, il confronte et critique soigneusement les témoignages qu’il peut rassembler en vue de découvrir la difficile vérité. Quant aux discours, qui tiennent dans son œuvre une place anormalement grande à nos yeux, il les reconstitue selon une vraisemblance logique et psychologique qui, tout en sacrifiant au souci rhétorique de la forme, tente d’en respecter le fond authentique. Son style, bien plus élaboré que celui d’Hérodote, sans doute sous l’influence de la sophistique, évite cependant les procédés classiques de la rhétorique. Complexe, parfois même obscur à force d’être condensé, s’attachant à l’essentiel et rejetant l’anecdote, il donne une impression d’austérité, que renforce encore l’impartialité de l’exposé. Enfin, Thucydide se fait une conception très élevée de l’histoire considérée comme un enseignement pour les hommes, et son œuvre reste, comme il l’avait voulu, un «acquis pour toujours».

Le genre historique fait dorénavant partie des traditions littéraires, mais aucun de ses représentants n’atteindra plus à la hauteur où l’avait élevé Thucydide: Xénophon continue le récit de celui-ci dans Les Helléniques , mais s’illustre davantage dans L’Anabase , qui raconte, de façon souvent fort monotone, la retraite des mercenaires grecs rescapés de l’aventure où les avait engagés Cyrus contre le Grand Roi. Il faudra attendre le IIe siècle avant J.-C. pour voir le genre illustré par un historien de valeur, Polybe, et, un peu plus tard, par Diodore de Sicile. Mais leur conception est très différente de celle de Thucydide qui ne trouvera d’émules que chez les Latins, avec Salluste d’abord, avec Tacite plus tard.

L’éloquence

Entre-temps, à la même époque que Thucydide et également sous l’influence de la sophistique, s’élabore la rhétorique qui, outre le rôle important qu’elle prend dans l’enseignement, manifeste son utilité dans deux domaines de la vie publique: les assemblées populaires et les tribunaux. L’éloquence politique est représentée d’abord par un orateur en chambre, Isocrate, dont les discours fictifs d’apparat s’emploient à chercher dans le panhellénisme un remède aux maux de la démocratie. Démosthène, en revanche, passionnément engagé dans l’action contre Philippe de Macédoine, celui-là même qu’Isocrate aurait souhaité voir à la tête de sa confédération des Grecs, se montre plus direct, plus incisif, acharné contre son ennemi Eschine, et atteint à l’idéal d’une éloquence vraie – encore que ses auditeurs ne l’aient guère suivi dans la voie qu’il leur traçait.

L’éloquence judiciaire est, dès le départ, marquée par les circonstances concrètes dans lesquelles elle s’exerçait à Athènes: les orateurs n’y plaident que rarement pour eux-mêmes, mais ils vendent leurs discours à des clients occasionnels, engagés surtout dans des procès privés, où la dialectique et la subtilité sont plus importantes que l’exposé objectif des faits; la rhétorique – au sens courant du mot – s’y déploie plus à l’aise à coups de lieux communs et selon un schéma préétabli. Si Démosthène et, plus rarement, Isocrate ont pratiqué ce métier de logographe, c’est surtout Lysias qui s’y est distingué, atteignant, malgré la difficulté du genre, une simplicité et une limpidité remarquables dans des discours considérés dès l’Antiquité comme des modèles de la prose attique. Si les discours Pour l’invalide ou Pour l’olivier sacré ne touchent plus guère, celui qu’il a prononcé lui-même contre Eratosthène, responsable de la mort de son frère, non seulement est plus personnel, mais encore évoque avec sobriété le climat politique d’Athènes sous le régime tyrannique des Trente (404 av. J.-C.) et la répression qui s’ensuivit.

La philosophie

C’est encore de la sophistique que dépend la naissance du dernier des genres à triompher en prose: la philosophie. Après les recherches des premiers «physiciens», intéressés à la découverte rationnelle des principes de la nature, les sophistes se sont davantage tournés vers les problèmes qui concernent l’homme et la morale. Parmi eux, c’est surtout Socrate l’Athénien qui a eu l’influence la plus large, en orientant ses recherches et en fondant ses méthodes sur des problèmes exclusivement philosophiques. Son destin tragique (mort en 399) a sans doute contribué à sa gloire, mais plus encore à sa survie dans les œuvres de ses disciples, dont le plus éminent est sans contredit Platon (427-347). L’œuvre de celui-ci est d’abord un imposant monument à la mémoire de son maître: Socrate est sans cesse présent dans les vingt-cinq dialogues et dans l’Apologie qu’il est censé avoir prononcée devant ses juges. Si, dans les premiers dialogues, Platon reste fidèle à la pensée de son maître, il s’en écarte par la suite pour proposer un système philosophique qui lui est propre et dont les répercussions seront immenses dans l’histoire de la pensée humaine. Mais plus que le contenu de ses œuvres, c’est la forme littéraire qu’il importe ici d’analyser sommairement. Le cadre du dialogue, genre nouveau hérité sans doute du théâtre, implique un choix de personnages que Platon prend parmi les sophistes rivaux de Socrate et parmi les amis qui jouent un rôle mineur dans l’entourage du maître. Les uns et les autres sont toujours présentés de manière très vivante, ridiculisés à l’occasion par Socrate, s’exprimant dans un langage simple et naturel, mais servant toujours à l’exposé de la doctrine. Celle-ci, loin d’être un enseignement magistral et sévère, est agrémentée soit d’éléments empruntés à la vie quotidienne, soit au contraire de grandes créations poétiques où l’auteur fait preuve, dans des mythes devenus célèbres, d’une prodigieuse imagination créatrice: l’Atlantide n’a pas fini de faire rêver les chercheurs de continents perdus. Nourri des poètes, qu’il voulait pourtant bannir de sa cité idéale, Platon s’exprime dans un style plus proche de la poésie que de la prose. Ses phrases souples et harmonieuses fuient les effets oratoires et s’enchaînent avec élégance, faisant alterner propositions brèves et périodes savamment enchevêtrées, donnant aux mots importants une place essentielle et inattendue, ne dédaignant pas à l’occasion les archaïsmes, ni les tours familiers.

Aristote, dont les œuvres auront un retentissement au moins aussi important que celles de son maître Platon, fait fi de ces joliesses de style. La langue n’est plus qu’un instrument docile et sans grâce au service d’une pensée maîtresse.

La fin de l’hellénisme

Après la période alexandrine, d’où la prose est quasi absente, commence la période romaine, en même temps que la poésie latine. Horace l’a bien dit: «La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur» (Épitres , II, 1, 156). Chez les Grecs, la poésie, ayant passé le flambeau, se tait. Mais « une seconde sophistique », comme on l’appelle parfois, naît dans la prose, qui tente d’imiter la manière de la grande époque attique. Deux auteurs réussissent à s’imposer dans la masse de la production littéraire: Plutarque, dont les Vies parallèles et les écrits moraux ont connu une survie durable, et Lucien, dont l’ironie et la causticité ont donné des armes à tous les désenchantés. La grande majorité des autres continue à cueillir les fruits tardifs d’une civilisation qui se répète avant de s’éteindre: conférenciers, philosophes, grammairiens, commentateurs, médecins et savants. Parmi ces derniers, s’élève la grande figure de Ptolémée, dont la synthèse astronomique survivra au déferlement des Arabes et ne succombera, bien plus tard, qu’aux assauts répétés de Copernic, Kepler, Galilée, et Newton.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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